Après la disparition du général Souleimani

L’assassinat, dans la nuit de vendredi, du général Souleimani par une frappe de drones américains a suscité beaucoup d’effroi et de commentaires, certains y voyant même le début de la troisième guerre mondiale. Cela est probablement excessif mais l’événement est à replacer dans une perspective plus large.

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1/ L’année 2019 fut en effet chaude du point de vue des relations américano-iraniennes. Rappelons qu’à la suite de la sortie des États-Unis de l’accord nucléaire (dit JCPOA), Washington n’avait cessé de choisir une stratégie de la tension, du rapport de forces et de l’escalade. Ce furent des sanctions, des menaces nombreuses, des frappes de drones… qui n’eurent finalement pas beaucoup d’effet, en apparence du moins.

2/ Dans le même temps, l’Iran résistait, réussissant à pousser ses pions dans l’ensemble du Moyen-Orient grâce à de nombreux agents par procuration, qu’il s’agisse du Hezbollah libanais, des milices Houthies ou des milices chiites irakiennes, sans même parler des milices de combattants volontaires envoyées en Syrie. Après avoir un temps considéré la possibilité de négociations avec Trump (ce qui était possible au regard du précédent nord-coréen), Téhéran s’est aperçu que cela ne serait pas possible. Il a donc résisté de multiples façons, notamment par des drones abattus dans le Golfe persique mais aussi en suscitant, dit-on, une frappe de drones à longue distance contre les installations pétrolières séoudiennes ; Enfin, en sortant peu à peu lui aussi du JCPOA et en s’apprêtant à relancer les opérations d’enrichissement d’uranium.

3/ Autrement dit, en suivant la stratégie de tension mais avec une escalade mesurée qui avait produit des effets réels. En effet, cet été, alors qu’un drone américain avait été abattu, on avait noté la réaction doucereuse de D. Trump. De même, à l’issue de la frappe sur les installations séoudiennes, tout le monde avait été surpris de voir les États-Unis jouer profil bas et ne pas appuyer leur allié, ce qui avait d’ailleurs incité Riyad (et Abu-Dhabi) à reprendre discrètement langue avec les Iraniens et à baisser de ton au Yémen.

4/ Mais en fait, la riposte américaine s’était déplacée sur un autre terrain, selon une manœuvre indirecte assez habile. Ainsi, de violentes et longues manifestations éclataient en Iran comme en Irak, dans ce dernier cas contre la présence iranienne dans le pays, même si le mot d’ordre était la lutte contra la corruption. Il en fut de même au Liban. L’éclatement de mouvements de masse simultanés dans trois hauts-lieux pro-iraniens paraissait difficilement une coïncidence. On trouvait là la patte de la CIA, qui avait déjà à son actif maintes « révolutions de couleur » et autres « révoltes arabes » de par le monde au cours des dernières décennies. Cela agita la région tout l’automne.

5/ Les Iraniens reprirent peu à peu le dessus et décidèrent de rendre la monnaie de la pièce à leurs adversaires. Ainsi, on vit cette semaine de violentes manifestations se dérouler contre l’ambassade américaine à Bagdad, en Irak donc. Les choses étaient suffisamment tenues pour que les manifestants, qui en avaient la possibilité, ne fissent pas irruption dans le bâtiment et n’y saccageassent pas tout. Il y avait donc une sorte de mesure dans la riposte, une subtilité qui aurait dû s’avérer suffisante. Il n’en fut rien.

6/ En effet, le président Trump décida une réponse violente et rapide, l’assassinat par une frappe à distance du général iranien qui commande les Brigades de la Révolution. L’homme était sinon charismatique, du moins étonnamment promu par la propagande iranienne. C’était donc une cible visible, ce qui a motivé le président américain. Celui-ci répondait ici à la fois à son instinct, celui d’une réaction de shérif (on abat un malfaisant, croyant ainsi se débarrasser du mal), mais aussi ses calculs politiques : avec un tel trophée, il relance la campagne électorale pour sa propre réélection qui bat son plein. Paradoxalement, les cris d’orfraie poussés par les Démocrates le servent tant ils creusent le clivage entre lui et ses adversaires. Or, le clivage est le carburant politique de D. Trump, il le sait d’instinct.

7/ Cela va-t-il conduire à une troisième guerre mondiale ? Certainement pas du côté américain, tant Trump se refuse à s’engager dans une mauvaise guerre et préfère justement des actions à forte visibilité plutôt que des engagement plein de risques. Quant aux Iraniens, ils ont d’abord expérimenté la justesse de leur stratégie d’opposition sans rupture et ils sont également conscient du rapport de forces et du déséquilibre entre les deux puissances. Quelle que soit leur capacité à résister, ils savent qu’en cas de mobilisation américaine, ils ne tiendraient pas plus que Saddam Hussein en son temps.

8/ Aussi est-il probable qu’ils vont chercher une action indirecte. Déjà, le camp irakien s’est ressoudé derrière Téhéran, ce qui constitue un gain tactique non-négligeable. Les rapports de force au Parlement irakien rendent difficile (mais pas impossible) une résolution demandant aux troupes américaines de quitter le pays : si jamais cela advenait, ce serait une victoire évidente pour Téhéran, mais aussi pour l’EI…A défaut, la présence de plusieurs milliers de cibles sur le pays voisin constitue un objectif évident si Téhéran veut jouer l’usure et le bourbier. Simultanément, l’Iran a compris qu’il sera vain de chercher à négocier avec Washington jusqu’à la fin du mandat actuel (et peut-être du second, si celui-ci advient).

9/ Quant aux Etats-Unis, il n’est pas évident que la situation actuelle soit meilleure que celle qui précédait. Ils veulent jouer des muscles, conformément à leur culture stratégique mais cela ne fonctionne pas face à l’Iran. Ils refusent ‘escalade car ils savent qu’ils y perdraient à terme (et on  ne lance pas une guerre l’année d’une présidentielle, sauf si on est attaqué, ce qui n’est pas le cas). Ils refusent enfin la négociation directe avec les Iraniens, car ils savent que cela signifierait une sorte de défaite. Au fond, ils ont peu de capacités d’actions et seront contraints, pendant encore quelque temps, à subir les événements, même s’ils pourront mener ici ou là une action d’éclat.

Autrement dit, la situation s’est encore embrouillée, sans pour autant qu’elle conduise à des événements décisifs. Telle est du moins la conclusion rationnelle : mais on n’est pas à l’abri d’une décision émotive ou irrationnelle de l’un des acteurs. Les choses prendraient alors un tour fort différent.

JOCV

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